Il est 7:30 du matin et après deux heures d’approche depuis La Brecha jusqu’à la face sud du Fitz Roy, nous voilà déjà amplement réchauffés. Tout en organisant mon matériel, je me répète mentalement le topo de la « voie Californienne » en essayant de me concentrer. Une longue journée nous attend, peut-être même deux. Il faut démarrer maintenant, et vite. Maintenant. Et au moment précis où je plonge mes poignets dans la fissure de la première longueur, un petit sourire involontaire se dessine sur mon visage et un courant électrique se met à parcourir mes veines. Le moment tant espéré est arrivé !

Photos: Sasha Yakunin

Avec le recul, cela aura été une longue aventure jusqu’à ce jour. Je m’appelle Sasha et je travaille chez Black Diamond Europe à Innsbruck en Autriche. D’une certaine façon, mon parcours professionnel a été prédéterminé par l’escalade. J’ai toujours été enthousiaste à l’idée de contribuer à la communauté en procurant du matériel d’escalade de classe mondiale à des passionnés. J’ai commencé à grimper il y a une quinzaine d’années en Ukraine, mon pays d’origine. Je suis tombé sous le charme des falaises locales de Crimée et je passais tout le temps que je pouvais en extérieur. Je me souviens que je lisais alors « Climbing Fitz Roy », le bouquin fascinant d’Yvon Chouinard au sujet de cette contrée lointaine et improbable nommée Patagonie... Avec une photo de couverture le représentant en train de grimper la longueur clé, et la face du Fitz Roy couverte de givre. Cet endroit me paraissait inaccessible voire irréel.

Avec les années pourtant, au fil de toutes les ascensions cochées sur ma liste autour du monde, cet inaccessible a pris forme peu à peu pour devenir réalité au moment où nous avons lancé nos sacs lourdement chargés de matériel dans la poussière de la station de bus du village d’El Chaltén. « Ce rêve est comme un virus » explique-t-il. « Résistant et extrêmement contagieux. Il se développe même à partir de la plus petite cellule. Cela te transforme. Le rêve se répand, t’envahit et, à un certain stade, tu comprends inconsciemment que tout ce que tu as fait, que tout ce vers quoi tu es toujours allé, est dû à ce rêve, est mû par ce rêve. Pour moi ça reste un des processus les plus mystiques et les plus intimes qui existent. Voir comment naît un rêve, comment il s’insinue à l’intérieur de soi pour produire une action réelle, impliquant du matériel aussi tangible que des broches à glace ou des coinceurs.

Pensées philosophiques mises à part, il était temps d’en découdre avec cette montagne. Et nous constatons rapidement que, lorsqu’il s’agit d’escalade en Patagonie, tout est démesuré. Il n’existe pas d’autre catégorie que la démesure en Patagonie. Les approches sont longues, les dénivelées importantes, les ascensions d’envergure... On ne trouve pas de bouteilles de bière de moins de 1 litre et les chips sont proposées en paquet de 1 kg!

Choisir la bonne stratégie pour faire un sommet peut être aussi vital qu’être en bonne forme physique pour grimper. La météo est un élément essentiel de la partie, le site étant connu pour ses vents tempétueux et ses orages imprévus. Etant donné que les fenêtres météo sont rares et brèves, tout le travail de préparation se fait durant le mauvais temps.

Pour grimper la voie Californienne sur le Fitz Roy, nous avons commencé par explorer le secteur en déposant du matériel à Paso Superior. C’est finalement devenu une expédition de deux jours où nous avons dû faire la trace sur un glacier dans une poudreuse épaisse. Mais cela en vaut la peine. Même si cela prend beaucoup de temps et d’efforts, la réalisation de sommets dans ces massifs XXL s’en trouve largement facilitée. La haute montagne n’est pas une simple affaire de vues spectaculaires et de faces époustouflantes ; elle est avant toute chose question de stratégie et de discipline. En laissant du matériel et notre bivouac à Paso, nous attendions à El Chaltén le bon créneau météo comme des fauves attendant leur proie tapis dans la savane. Dès le beau temps revenu, nous bondissons pour démarrer la course, poussant en une traite du village jusqu’à la Brecha de los Italianos, récupérant le matériel en chemin et avalant deux mille mètres de dénivelé jusqu’à la face sud du Fitz Roy. En Patagonie, ce qu’on appelle « une approche » pourrait être considérée comme une course à part entière dans d’autres parties du monde. Et cette seule approche apporte déjà son lot de satisfaction.

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Le jour suivant, dès 5h00, après avoir bu un café et préparé de la nourriture lyophilisée, nous crapahutons jusqu’à La Silla. A 7h00, nous attaquons la paroi verticale à travers un labyrinthe de granite de renommée internationale, quelquefois entièrement recouvert de neige et de glace. Nous formons pour l’occasion une cordée de trois, ce qui s’avère plus efficace et plus facile que prévu. Tout le poids peut être partagé entre trois personnes au lieu de deux, et le rythme de progression ne s’en trouve pas ralenti. En effet, le grimpeur en tête grimpe avec deux cordes à double tandis que le second et le troisième grimpeur avancent simultanément en étant en moulinette sur une corde à double chacun.

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Après environ 14 longueurs, la voie passe sur la crête et rejoint la voie Supercanaleta en suivant l’arête sud. L’escalade n’est jamais extrêmement difficile mais elle comporte quelques pas ludiques, quelques fissures off-width et des sections délicates en raison de la neige et de la glace qui recouvrent les fissures. En tout point de la voie, le paysage est impressionnant au-dessus de la vallée du Torre avec le Hielo Continental s’étendant à perte de vue, océan de glace sommeillant en toile de fond. Il est difficile d’imaginer quelque chose de plus sensationnel que la vue du sommet du Fitz Roy, surtout lorsque la météo permet d’apercevoir plus loin que le bout de son nez. 

Recherche d’itinéraire sur l’arête, puis rappel, traversée, de nouveau escalade... Je suppose que nous avons composé notre propre version de la voie sur cette section. Malgré la sensation d’une course ludique et agréable, le soleil qui descend à l’horizon est annonciateur de la nuit que nous allons passer dans la paroi. Nous sommes ravis à cette idée et nous pensons, à tort, que nous étions préparés. La nuit s’avère très froide ; nous n’avons qu’un sac de couchage pour trois. Nous fabriquons quelque chose qui ressemble à un banc en nous isolant avec nos sacs et nos cordes. Nous restons assis plusieurs heures avec le sac de couchage sur nos épaules, serrés les uns contre les autres.

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Sans aucun doute, ainsi blottis dans la paroi, on apprécie davantage un lever de soleil qu’un coucher de soleil. La caresse du premier rayon de soleil sur la joue après une nuit ventée ressemble à un cadeau merveilleux de mère Nature pour nous réchauffer autrement que par notre propre organisme. Une fois sortis de notre engourdissement matinal, nous achevons rapidement les derniers 300 mètres d’une sublime section en givre, baignée des lueurs de l’aube telle un miroir 3D géant…et nous atteignons le sommet. Je reste là debout, attendant de ressentir cette sensation tellement particulière et exceptionnelle. Je m’applique à mémoriser chacune de mes respirations, chaque instant... Mais à ma grande surprise, rien ne se produit. Rien d’autre qu’une pensée tranquille : Voilà, ça y est.

Summit

C’est important d’avoir un objectif mais c’est le chemin pour l’atteindre qui lui donne du sens. Selon moi, la clé réside dans ce processus, qui peut être long et compliqué, dans la quête de réponses par l’introspection, dans la détermination personnelle et la capacité à maintenir la flamme de la passion et à la transmettre. Le processus de synergie absolue avec notre environnement nous fait comprendre la chose suivante avec autant de clarté que la glace bleue du sommet du Fitz Roy : on vit pour des moments comme ça, de cette intensité. On vit pour grimper. #liveclimbrepeat #bdemployees